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Entre la lutte et la compassion : Soeur Bruyère à Bytown


« Entre la lutte et la compassion : Soeur Bruyère à Bytown » est le titre du cinquième thème de cette exposition virtuelle. C’est l’histoire de l’émancipation et de l’indépendance d’une femme qui a pris soin des immigrants de la Famine malgré les obstacles que devaient surmonter beaucoup de femmes au cours du dix-neuvième siècle au Canada. Les batailles menées par Soeur Élisabeth Bruyère, fondatrice de la communauté des Soeurs Grises à Bytown (Ottawa) en 1847 et aide-soignante des immigrants irlandais en 1847, sont racontées dans ses propres mots. Ses lettres tout à fait remarquables, écrites à la Mère Supérieure des Soeurs Grises de Montréal, Elizabeth McMullen, rapportent ce qu’il est advenu des Irlandais et Irlandaises de la Famine à Bytown et comment elle a pu traiter avec A. B. Hawke, l’Agent du gouvernement, peu réceptif à son travail.

Le professeur Mark McGowan raconte l’histoire des Irlandais et Irlandaises de la Famine à Bytown

Les Irlandais de la Famine à Bytown
et au Canal Rideau

À l’été 1847, plus de trois mille immigrants irlandais sont arrivés à Bytown (maintenant appelé Ottawa), ayant fui la « Grande Faim » en Irlande. Ils sont montés à bord de bateaux à vapeur, sur le Fleuve Saint-Laurent et sur la rivière des Outaouais, ou encore sur des barges depuis Kingston jusqu’au Canal Rideau. Les immigrants irlandais étaient examinés sur le quai Bytown, près du Nepean Point, et près des écluses du Canal Rideau. Les plus malades étaient emmenés à Soeur Bruyère et ses Soeurs de la Charité d’Ottawa, aussi appelées les Soeurs Grises, qui en prirent soin près de la Maison Carney et leur Hôpital pour les immigrants, rue Bolton (maintenant appelée la rue Bruyère). Les autres immigrants étaient emmenés dans les baraques de fortune érigés du côté ouest du Canal Rideau, là où se tient aujourd’hui le pont Laurier. Une grande communauté irlandaise était déjà présente à Bytown avant l’arrivée des immigrants de la Famine en 1847.

Ironiquement, le Canal Rideau, qui a permis aux immigrants de la Famine de se rendre à Ottawa, avait été construit par des ouvriers irlandais entre 1826 et 1832. On estime que plus de mille travailleurs sont morts durant la construction du Canal, de diverses maladies, telle que la malaria. On commémore aujourd’hui ces ouvriers par le monument de la croix celtique, aménagé à l’endroit où le Canal rejoint la rivière des Outaouais, ainsi que par une autre croix celtique à Kingston. Les immigrants irlandais de la Famine ont en quelque sorte suivi les traces de ceux qui les précédèrent, tombant malades eux aussi, mais d’une autre maladie infectieuse : le typhus ou « maladie de la fièvre des bateaux ». Dès le début du mois d’août 1847, l’épidémie de typhus a porté les autorités à fermer l’accès au Canal Rideau. Soeur Bruyère elle-même a été atteinte de la maladie, mais elle a survécu. Cent quatre-vingt-six immigrants irlandais sont morts sur les quelque six cents qui y furent traités. Soixante orphelins ont aussi été pris en charge par les Soeurs en 1847.

Le professeur Mark McGowan au monument de la croix celtique aux Irlandais du Canal Rideau.

La compassion de Soeur Bruyère

Soeur Élisabeth Bruyère a montré beaucoup de compassion et de courage en prenant soin des immigrants irlandais de la Famine à Bytown, en 1847. Elle était entrée en religion chez les Soeurs Grises de Montréal, aussi appelées les Soeurs de la Charité, en 1841. Soeur Bruyère a rapidement trouvé sa vocation, s’occupant des enfants abandonnés et des orphelines et orphelins irlandais. Elle s’est liée d’amitié avec la Mère Supérieure de Montréal, Elizabeth McMullen, avec qui elle a tenu une correspondance pendant tout l’été 1847. En 1845, Soeur Bruyère a été mutée à Bytown, avec trois autres Soeurs, afin d’y fonder une école bilingue pour filles, un hôpital (maintenant appelé l’Hôpital Élisabeth Bruyère) et un refuge pour les plus démunis et les enfants abandonnés ou orphelins. Sa mission était d’étendre l’influence des Soeurs Grises en fondant de nouvelles institutions scolaires et sociales à Bytown, malgré le peu de moyens dont elle disposait.

Une Soeur serre les mains d’une jeune enfant, qui est vêtue d’une robe. L’on aperçoit trois édifices en bois, munis de fenêtres, ainsi que plusieurs arbres à l’arrière-plan.
Une Soeur Grise de Bytown avec une jeune orpheline, devant l’Hôpital Carney pour immigrants, sur la rue Bolton (maintenant, la rue Bruyère), Archives des Soeurs de la Charité d’Ottawa, P-M1/0004.

Mark McGowan raconte l’histoire de Mère Bruyère

Grant Vogl, gestionnaire des collections et expositions du Musée Bytown, parle de la compassion témoignée par Soeur Bruyère

« Son corps était noir »

Soeur Louise Charbonneau parle de Soeur Bruyère et de Mère McMullen

Soeur Bruyère et Mère McMullen

Soeur Bruyère a dû faire preuve d’abnégation pour pouvoir offrir les soins aux Irlandais et Irlandaises de la Famine, en 1847. Elle a confessé ses peurs à Elizabeth McMullen, dans les lettres qu’elle lui adressait, avant même l’arrivée des immigrants. Le 31 mai 1847, Soeur Bruyère écrit : « Nous attendons les émigrés de jour en jour ; pour ma part, je les crains à cause de la maladie contagieuse. Cependant, je ne refuse pas de les servir, mais je ne voudrais pas mourir de cette maladie, priez encore une fois pour votre fille lâche. »

Malgré ses craintes, elle a démontré beaucoup de courage durant la crise. Les premiers immigrants irlandais sont arrivés quelques jours seulement après les confessions de Soeur Bruyère. Le 5 juin 1847, les Soeurs Grises ont constaté la mort de la première victime du typhus. Dans leur Registre des malades, elles y ont entré le nom de Mary Cunningham, en y mentionnant ceci :

« La petite bâtisse en bois qui nous sert d’hôpital n’est pas terminée d’être construite et nous nous attendons à recevoir un grand nombre de patients atteints du typhus. Nous avons donc choisi d’aménager la petite maison du coin (appelée la Maison Carney) afin de pouvoir les loger. Mary Cunningham y a été emmenée le 5 juin par la Supérieure, Mère Bruyère, ainsi que par Soeur Normant, une Novice. Il fallut lui couper ses vêtements, en commençant par le dos, pour lui en remettre des propres. La pauvre enfant était inconsciente et dans un piteux état. Trop malade, elle est morte trois jours plus tard. »

Mary Cunningham fut la première d’une série de victimes irlandaises, mortes à Bytown malgré les soins prodigués par Mère Bruyère et les Soeurs de la Charité. L’une des lettres les plus troublantes de Mère Bruyère est celle du 13 juillet 1847, à propos de la jeune Anastasia Brennan, âgée seulement de neuf ans, dont le « corps était noir » et « répandait une odeur infecte à mesure que nous la remuions ». Les lettres de Mère Bruyère à Mère McMullen, des archives de première main, sont celles qui détaillent le plus précisément les souffrances vécues par les Irlandais et les Irlandaises de la Famine en 1847. Elles donnent aussi une idée de l’entraide, de l’amitié et du leadership démontrés par ces femmes, en temps de crise.

Portrait en couleur d’une femme d’âge mûr, portant le voile et vêtu d’un habit de Soeur de couleur foncée. Elle porte aussi une grande croix argentée et ne regarde pas l’interlocuteur.
Mère Élisabeth Bruyère, fondatrice des Soeurs de la Charité d’Ottawa.
Carte routière dessinée de biais, en noir et blanc, et montrant un pâté de maisons de cinq édifices, dont une église munie d’un clocher, deux édifices de deux étages munis de fenêtres, une dépendance et une bâtisse de trois étages en forme de L.
Carte routière de Bytown, montrant la Maison Carney et Hôpital pour immigrants en 1847, rue Bolton (maintenant nommée Bruyère), Archives des Soeurs de la Charité d’Ottawa, P-M1/0005.
Extrait d’une lettre : Soeur Bruyère écrit à Mère McMullen, le 15 juin 1847
« La petite maison qui nous sert d’hôpital s’est trouvée si pleine que nous n’avions plus de place pour les loger. Vous auriez été bien édifiée si vous aviez vu notre Père (Telmon) avec plusieurs citoyens, Canadiens et Irlandais, s’empresser de bâtir des cabanes en planches pour mettre ces pauvres gens à l’abri.
Presque toutes les Soeurs ont donné leur paillasse et plusieurs, leur couchette. Aujourd’hui, toutes celles qui possédaient encore une couverte les ont données de bon cœur pour garantir du froid et de la pluie ces pauvres malheureux. Toutes nos Novices se montrent de vraies mères des pauvres, cela nous encourage beaucoup. »
Extrait d’une lettre : Élisabeth Bruyère écrit à Elizabeth McMullen, 13 juillet 1847
« À dix heures trois quart, notre pauvre petite pauvre petite émigrée (Anastasia Brennan) est morte. À une heure et demie, je suis allée l’ensevelir avec nos Soeurs. Nous n’avons pas osé lui ôter toutes ses hardes… elle répandait une odeur infecte à mesure que nous la remuions.
Nous nous sommes hâtées de tout ouvrir et de la mettre dans la bière, et de la faire porter à l’église, ensuite au cimetière. Son corps était noir. Je pense que ce ne sera pas le dernier cas. »
Extrait d’une lettre : Élisabeth Bruyère écrit aux Soeurs Grises de la Rivière-Rouge, le 29 juillet 1847
«Que de changements depuis deux mois seulement! Je ne vous répéte rai pas les calamités publiques qui affligent le Bas et le Haut Canada, surtout notre chère Maison mère. Les Soeurs qui ont échappé à la contagion vous décriront mieux que moi les ravages causés par la plus pure charité. Déjà cinq sont allées recevoir la récompense immortelle de leur dévouement, et plusieurs autres gisent encore sur un lit de douleur, qui les verra probablement finir avant peu. Pour notre part, nous avons cinq Soeurs attein tes des fièvres typhoides.»
«Nous avons à soigner, le jour et la nuit, plus de 60 émigrés malades des fièvres. Avant hier au soir, les RR. PP. ont administré tous les malades, afin qu'aucun ne mourût sans ce secours. La contagion les emporte en moins de trois heures; heureusement le temps frais a discontinué, et un certain nombre s'en tirera. Priez pour nous, mes bonnes Soeurs, nous en avons un grand besoin. Je n'ai pas le temps de vous écrire aussi longuement que je le désirerais; nous sommes obligées de nous servir de séculières pour veiller nos Soeurs malades, et les Soeurs veillent les émigrés.»

« C’est scandaleux » : les combats de Soeur Bruyère

En dépit de tous ses efforts, du courage et de la compassion démontrés, Mère Bruyère n’a jamais pu compter sur un grand soutien des autorités civiles du Canada-Ouest. Le Révérend S. S. Strong, un prêtre anglican qui siégeait sur la Commission de la Santé de Bytown, l’a même accusée de prosélytisme en prétendant qu’elle demandait aux patients protestants de se convertir au catholique afin de recevoir des traitements. « Nous avons des désagréments de la part de certains Ministres de l’Église anglaise, écossaise et wesleyenne qui ne se bornent pas à exercer leurs fonctions ecclésiastiques, mais qui veulent faire les maîtres dans l’Hôpital et nous traiter en domestiques », affirme-t-elle dans l’une de ses lettres à Mère Supérieure Elizabeth McMullen, le 3 juillet 1847.

Mère Bruyère a aussi été faussement accusée de gaspiller l’argent du gouvernement par l’Agent-en-chef de l’immigration au Canada-Ouest, Anthony Bowden Hawke. Hawke avait comme idée de restreindre les dépenses publiques de l’Ontario, ainsi que celles de Bytown, affectées aux soins à donner aux immigrants irlandais de la Famine. Dans ses lettres, il a parfois démontré un peu de sympathie pour les immigrants, en affirmant que « la plupart d’entre eux sont trop faibles pour travailler » et que « les fermiers ont peur de les embaucher » (20 septembre 1847), ou encore en notant que « les États-Unis les empêchent d’y entrer » (16 octobre 1847). Par ailleurs, il ne se gênait pas aussi pour relayer les préjugés habituels du temps, à l’effet que les Irlandais « étaient contents de rester dans les baraques et de se nourrir du pain de l’oisiveté » (18 janvier 1848).

Le professeur Mark McGowan discute des archives d’Anthony Bowden Hawke

Extrait des archives de Hawke, 16 octobre 1847

« Ils sont habitués à être malpropres et ils en attendent trop, côté salaire. Ils ne semblent pas entretenir de grandes ambitions et ils ne montrent pas une grande volonté de s’intégrer au nouveau mode de vie qu’ils doivent adopter.
Ceux qui ont un peu d’argent le gardent à l’abri de toute dépense et préfèrent souffrir ou même quêter dans les rues, quitte à s’humilier, pour obtenir du pain de la Commission de la Santé ou des Agents de l’immigration ; plutôt que de perdre un shilling de leurs économies. Avant cela, ces comportements étaient l’exception chez les immigrants, mais ils sont maintenant la norme, cette année. »

Un jour, Hawke a dû affronter Mère Bruyère. Condescendant, il refusait de lui rembourser les dépenses encourues pour soigner les immigrants irlandais de la Famine. « Je suis déçu de l’arrangement obtenu avec les Soeurs de la Charité », écrit-il le 29 octobre 1847, « parce que je crois que les malades auraient pu être soignés à moindres frais. » « Le gouvernement considère extravagante l’entente conclue avec les Soeurs de la Charité de Bytown », ajoute-t-il le 7 décembre 1847, demandant aux Soeurs de ne pas en demander tant. Mère Bruyère tiendra son bout, indignée qu’elle était : « Permettez-moi de vous dire que c’est scandaleux de se faire traiter comme ça », écrit-elle le 11 décembre. Elle le menacera : « d’obtenir les remboursements du gouvernement en utilisant la voie légale ». Les Soeurs Grises ont finalement été entièrement remboursées.

Les Irlandais et les Irlandaises de Bytown ont pu remercier Mère Bruyère et les Soeurs de la Charité, dans un article intitulé « Un Irlandais s’adresse aux Irlandais de Bytown et de la vallée de l’Outaouais », dans le journal The Packet : « Les Soeurs de la Charité! – des dames qui honorent l’humanité – se rangent, par leur sacrifice désintéressé, parmi les grands de la race humaine en personnifiant en elles-mêmes ce que devraient être les servantes du Ciel. Ces dames ont été les servantes des pauvres immigrants » (18 décembre 1847). En décidant d’entrer en religion et de « prendre le voile », Mère Bruyère devait se soumettre aux autorités religieuses et temporelles, dominés par des hommes. Elle a malgré tout réussi à réunir la force nécessaire, notamment grâce à l’aide de son amie, Mère McMullen, en luttant contre Hawke pour continuer à prodiguer les soins nécessaires aux Irlandais et Irlandaises de la Famine.