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La lettre de Stephen De Vere, écrite à T. F. Elliot.

Premier rapport du Comité sélect de la Chambres des Lords sur la colonisation en Irlande, incluant les procès-verbaux. Session 1848.

La lettre de Stephen De Vere, écrite à T. F. Elliot.

(46. -I.)

Premier rapport du Comité sélect de la Chambres des Lords sur la colonisation en Irlande, incluant les procès-verbaux. Session 1848. Imprimé le 2 juin 1848.

(46. -I.)

La lettre de Stephen De Vere, écrite à T. F. Elliot.

Sur la colonisation de l’Irlande 45

461. Pouvez-vous donner une copie de cette Lettre au Comité ?

Je vais le faire.

La lettre se lit comme suit :

« London, Canada-Ouest, 30 novembre 1847

Mon cher monsieur,

Je vous remercie de m’avoir envoyé le Rapport du Comité sur la Colonisation de l’an passé et les témoignages qui sont inclus (même si je n’ai pas eu le temps de les lire en entier). Ils prouvent l’ampleur de l’émigration et confirment ce que j’ai déjà dit concernant les bénéfices qu’elle pourrait probablement apporter aux colonies.

L’émigration de l’an passé fut énorme, même sans l’aide gouvernementale. Le nombre de morts fut aussi très important. Il est probable que le nombre d’émigrants soit encore plus important l’an prochain et je crois que nous aurons encore autant de morts si nous répétons les mêmes erreurs et ne les corrigeons pas.

Je ne regretterai pas les désastres des deux dernières années si nous écoutons les avertissements qu’elles nous fournissent et nous aident à mettre un plan d’émigration efficace et menant à de futures colonisations. Tout cela, en guérissant les malades, en transformant l’état incurable de la société et en donnant avantages aux colonies, leur procurant la même richesse que celle de la mère-patrie.

Nous n’avons pas le droit de remédier aux maux de la surpopulation en décimant les populations, tout comme l’émigration ne rendra service au Canada que si nous leur envoyons des immigrants en pleine forme, autant sur le plan physique que mental. Je dis « autant sur le plan physique que mental » parce que des représentations faites au Canada réprouvent les malades, ainsi que leur indolence ; si j’admets que ces représentations soient parfois justes, je dénonce aussi l’injustice vécue par ceux qui clament ici que les plus jeunes et les plus vigoureux soient accompagnés des membres les plus affectés de leur famille, qu’ils devraient pourtant protéger ; et je dois dire que la famine et la fièvre ont été amenées par la Providence, à travers le monde entier l’an passé, et que les colonies ne peuvent pas, raisonnablement, ne pas être affectées, tout comme l’a d’ailleurs été la mère-patrie.

L’état effrayant des émigrants irlandais arrivant au Canada, malades et accablés, doit être attribué sans doute à l’indigence et aux maladies ayant cours en Irlande ; mais le tout a été aggravé par le manque de propreté générale, les déficiences de ventilation et par une mauvaise économie sociale lors des traversées. Ces conditions ont ensuite prévalu dans le pays en raison de la mauvaise gestion de l’aide donnée aux émigrants par le gouvernement. Ayant moi-même connu les conditions vécues dans la cale d’un bateau d’émigrants pendant deux mois, afin de m’informer sur l’état des émigrants depuis leur départ, je peux dire, pour l’avoir vu, que les règles qui devraient assurer le confort et la santé des passagers sont tout à fait inadéquates et qu’elles ne peuvent pas être améliorées sans le grand dévouement et les compétences des agents du Gouvernement.

Le voyage en mer n’en est pas encore rendu à la fin de sa première semaine que l’émigrant n’est déjà plus le même homme. Comment pourrait-il en être autrement? Des centaines de gens pauvres, des hommes, des femmes et des enfants, tous âges confondus, à partir du sénile délirant de quatre-vingt-dix ans jusqu’au tout petit bébé naissant, recroquevillés dans la noirceur, à court d’oxygène, ballotés dans la crasse, ne respirant qu’un air fétide, malades physiquement et aux âmes désespérées ; ce sont des patients fiévreux étendus aux côtés de passagers en santé sur des lits si étroits qu’ils rendent presque impossibles les mouvements pour tenter de calmer le mal incessant, leurs délires d’agonie perturbant tous ceux qui les entourent, les préparant mentalement à être plongés aussi dans la contagion ; des passagers qui survivent sans nourriture ou sans médication, à l’exception de celles offertes par charité humaine, qui meurent sans être apaisés par la grâce spirituelle et qui sont ensuite enterrés dans les profondeurs océaniques en n’ayant pas droit aux derniers sacrements de l’Église.

La nourriture est généralement mauvaise et rarement cuite correctement. L’eau, en quantité à peine suffisante pour la boire ou pour faire la cuisine, ne peut servir à se laver. Dans plusieurs navires, les lits crasseux, remplis de toutes les saletés possibles, ne sont jamais déplacés à l’étage afin d’être aérés. L’espace séparant les couchettes des boîtes empilées n’est jamais lavé ou récuré, dégageant pendant tout le voyage l’une de ces puanteurs moites et fétides, jusqu’au jour précédant l’arrivée à la station de quarantaine où les mains des passagers doivent être frottées pour avoir l’air propres devant les médecins et inspecteurs du gouvernement. La retenue morale n’existe plus. Les chants de prière ne sont jamais entendus. L’ivrognerie, qui mène à la déchéance la plus brutale, n’y est pas découragée puisque le capitaine tire lui-même profit du commerce de la boisson.

Dans le navire parti de Londres, en avril dernier, les passagers devaient compter sur de la nourriture offerte par les propriétaires, selon un contrat établi. La viande était de la pire qualité possible. L’eau à bord était abondante mais la quantité qui était servie aux passagers était si minime qu’ils devaient jeter leurs provisions de sel et le riz par-dessus bord (leur nourriture la plus importante) parce qu’il n’y avait pas suffisamment d’eau pour cuisiner et pour boire après le repas.

Ils ne pouvaient se laver qu’à la condition de ne pas avoir d’eau pour cuire la nourriture. J’ai vu des personnes qui sont restées alitées pendant des jours dans leurs sombres couchettes, parce qu’ils y souffraient moins de la faim, tout en étant obligés de jeter leurs provisions de sel par manque d’eau. Aucune mesure de propreté n’existait. Les lits n’étaient jamais aérés. Le Second du Capitaine n’est jamais entré dans l’entrepont pendant tout le voyage. La nourriture qu’il avait été convenu d’offrir aux passagers était donnée, pour la forme, mais les mesures n’étaient pas respectées (quand on offrait l’eau et différents aliments séchés). Par exemple, le récipient utilisé pour la distribution d’un gallon ne contenait que ¾ de gallon. Une fois ou deux par semaine, des spiritueux étaient vendus aux passagers et les scènes mettant des fripouilles en vedette sont indescriptibles ; aucune lumière n’était permise parce que le bateau était chargé d’allumettes et de poudre du Gouvernement, pour les besoins de la Garnison de Québec.

Les mauvaises conditions de voyage, dans mon bateau, n’étaient pas inédites ; au contraire, j’ai même eu l’information, de par des immigrants que je connais bien et qui sont arrivés cette année, que ce navire était l’un de ceux, arrivant au Canada, le mieux ventilé et le plus confortable.

Quelques-uns des problèmes pourraient être évités en inspectant mieux les bateaux et ses magasins avant de quitter le port initial, mais les ‘Actes sur les passagers’ ne sont pas assez fermes et ne sont pas respectés ; le système des agences de l’immigration est inadéquat et ne peut sévir pour faire respecter les ‘Actes sur les passagers’ quant à la préservation de la propreté et à la ventilation sur les navires. Ou de détecter les fraudes. Il est vrai qu’un assistant monte parfois à bord lorsqu’on arrive à un port ; il interroge le Capitaine et demande si quelqu’un veut loger une plainte. C’est une farce, puisque le Capitaine s’arrange ‘pour garder les gens à l’écart de ce gentleman’ et même s’ils le pouvaient, ils ne pourraient pas entamer des procédures, eux qui sont sans amis, sans argent, ignorants, découragés et seulement contents d’enfin pouvoir arriver à destination.

La maladie et la mortalité parmi les immigrants, ainsi que la propagation de maladies infectieuses au Canada, ne sont pas les pires conséquences de ce système atrocement négligent et mauvais. La conséquence la plus terrible consiste en l’état de pure démoralisation dans lequel se retrouvent les immigrants, autant hommes que femmes – en raison de la crasse, de la maladie et de l’avilissement qui les ont happés pendant deux mois de traversée. L’immigrant est affaibli, débiné et même si le physique tient le coup, il arrive ici sans en avoir le cœur. Il a perdu l’estime de soi et son esprit vif – il ne se tient plus debout – et se laisse aller en acceptant la pitance quotidienne du Gouvernement. Pour l’obtenir, il reste alité pendant des semaines sur les lits contaminés des lazarets où on soigne la fièvre.

Je sais que des amendements ont été apportés à ‘l’Acte sur les passagers’ pendant la dernière session, mais je n’ai pas encore pu les examiner. Ils ont probablement été adoptés pour régler les problèmes que je viens de mentionner ; ceci dit, je suggérerais, sur les bateaux, que l’on sépare les gens mariés, les hommes célibataires et les femmes célibataires ; que l’on nomme un ‘surveillant’, parmi eux, pour chacune des divisions ; que l’on mette à disposition un dispensaire pour les malades ; que l’on fournisse des poêles et des ustensiles, ainsi que des toilettes décentes ; que l’on nomme, aux frais du Gouvernement, un médecin expérimenté pour tous les navires ayant plus de 50 personnes à bord – qui serait en même temps l’Agent de l’immigration du bateau, aux pouvoirs d’enquête ou de poursuite en cas de plaintes, et travaillant de concert avec l’Agent de l’immigration du port, une fois le bateau arrivé à destination, afin que les mesures adoptées dans les ‘Actes sur les passager’ soient respectées. Je suggérerais enfin de payer un aumônier, issu de la confession pratiquée par la majorité des passagers. La vente de spiritueux devrait être interdite, sauf pour des fins médicales & l’on devrait fournir 4 quarts (un gallon) d’eau au lieu de ¾ de gallon.

Ces précautions adoptées, je crois que les cargaisons humaines débarqueraient dans un bien meilleur état moral et physique et qu’on éviterait de bien plus grandes dépenses encourues puisqu’il y aurait beaucoup moins de gens à l’hôpital ou demandant de l’assistance financière.

Le Gouvernement a adopté trois mesures pour aider les immigrants indigents qui arrivaient au Canada : érection de baraques de fortune, construction d’hôpitaux et mise en place d’un système de déplacement intercontinental. Ces mesures avaient été adoptées honnêtement et méritent notre gratitude et, si elles n’étaient pas parfaites, il faut aussi dire que les événements étaient uniques et imprévisibles ; mais j’aimerais démontrer que bien des décès, ayant affecté autant les vieux habitants que les immigrants, peuvent être attribués aux erreurs encourues dans l’implantation de ces mesures.

J’étais à la Station de la quarantaine de Grosse-Île en juin. Les soins médicaux et les établissements hospitaliers étaient inadaptés. Sur les bateaux, les inspections médicales étaient effectuées rapidement et de façon superficielle – presqu’aucune question n’était posée – et le médecin se promenant sur le pont, examinait superficiellement ceux qui ne lui semblaient pas en forme et leur demandait de descendre du bateau, en direction de l’hôpital. Deux conséquences fâcheuses découlaient de cette inspection rapide : des gens qui n’étaient pas malades ont été mis en danger et plusieurs personnes malades de la fièvre ont pu, quant à eux, poursuivre leur route.

Les baraques de fortune étaient pitoyables, si légèrement construites qu’elles laissaient autant passer l’air froid que la chaleur. Aucune mesure prise pour trier les malades des gens en santé, ou de désinfecter et nettoyer les lits après le départ des malades pour l’hôpital. La paille sur laquelle ils étaient allongés devint souvent le lit du prochain malade ; j’ai connu plusieurs familles pauvres qui préféraient se terrer sous les tas de roches empilés sur la rive plutôt que d’aller se réfugier dans ces baraques infectées.

Il est certain qu’il aurait été difficile de fournir le nombre d’abris nécessaires à la foule de personnes indigentes qui sont arrivées en pareilles circonstances, l’an passé ; mais j’espère que des refuges réglementés seront construits dans le futur, au lieu des abris temporaires et ce, même se si le nombre d’immigrants surpassait celui connu l’année dernière.

Je dois toutefois louanger les efforts pour soigner et nourrir les malades dans les baraques. Cette tâche épuisante et dangereuse, requérant un bon jugement de la part de l’agent en poste, a été effectuée avec bon sens, dans le plus grand dévouement et la plus grande humanité possibles.

Je dois maintenant faire allusion à la grande mesure prise par le Gouvernement – la mise en place d’un système de transport et déplacement intercontinentaux.

Les ‘Actes sur les passagers’ admettent ce grand principe : les lois régissant les navires de passagers relèvent de l’État. Le Gouvernement impose de sérieuses peines lorsque les lois sont transgressées ; mais lorsque le Gouvernement entreprend de déplacer les immigrants de Québec à Montréal, Kingston et Toronto, comment cela se passe-t-il ? En conformité avec l’opinion de l’infatigable agent de l’immigration de Toronto, M. McElderry, victime de la maladie après avoir démontré autant de dévouement et d’humanité, je déclare que le Gouvernement a pris entente avec un seul individu pour déplacer tous les immigrants – emmenés en Amérique sous les lois de l’État –, dans les bateaux à vapeur, sans règles précises. Le Gouvernement a offert à ce seul individu un montant pour chaque immigrant transporté. Les conséquences furent effrayantes. J’ai vu des bateaux à vapeur non-ventilés, petits et exigus, arriver au quai de Toronto, après un trajet de quarante-huit heures en partance de Montréal. Des bateaux fétides chargés de 1 000 à 2 000 émigrants de tous âges et des deux sexes, envoyés par le Gouvernement. Les gens en santé, tout juste arrivés d’Europe, étaient entassés auprès de gens à moitié guéris et tout juste sortis de l’hôpital. Personne ne pouvait s’étendre et presque personne ne pouvait s’asseoir. Des cas de fièvre ont été remarqués sur à peu près tous les bateaux – certains sont morts – les cadavres et les vivants serrés les uns sur les autres. Parfois, les passagers étaient installés sur des barges à aires ouvertes, remorquées par les bateaux à vapeur, rassemblés comme des cochons qu’on entasse sur les quais de paquebots à Cork ou à Bristol. Une pauvre femme est morte à l’hôpital ici, déjà faible et défaillante, après avoir été écrasée dans l’une de ces barges. En accompagnant l’Agent de l’immigration lors d’une visite sur l’un de ses vapeurs, je l’ai moi-même vu chanceler à cause de l’air fétide qui se dégageait sur le pont. J’affirme avec certitude, et c’est aussi l’avis de tous les hommes que j’ai rencontrés, incluant les agents du Gouvernement et les membres du personnel médical, qu’une grande partie des gens infectés par la fièvre l’ont attrapée sur les bateaux à vapeur du fleuve Saint-Laurent. Assurément – assurément que l’on doit éviter de répéter cela dans l’avenir. Si le système entier de la navigation par bateaux à vapeur continue d’être laissé aux mains d’un seul individu, comme ce fut le cas cette année, et que celui-ci refuse une entente raisonnable assurant la bonne ventilation, le confort et de bonnes conditions sanitaires, je suis alors d’avis que c’est le Gouvernement qui devrait s’en charger complètement, en mettant ses propres vapeurs à l’eau. Il pourrait ainsi déplacer les immigrants pour la moitié du prix qu’il a payé cette année et, ceci, sans parler des économies qu’il fera en dépensant moins pour les soins offerts dans les hôpitaux.

Les causes à la source de l’immense émigration sont encore présentes et le nombre de personnes qui partiront l’an prochain excédera peut-être celui de cette année. Nous répéterons les mêmes scènes de désolation à moins que des mesures ne soient prises immédiatement. Mais le Gouvernement ne devra pas s’arrêter là ; quelque chose doit être fait pour que les immigrants puissent être embauchés de façon profitable. Les soutenir ne consiste qu’en une aide temporaire ; ils doivent être en mesure de devenir de bons citoyens pour la colonie.

Ayant colonisé le sol, ils deviendront capitalistes grâce aux aménagements de transport et les produits qu’ils auront aidé à créer par les grands travaux auxquels ils ont pris part. Devenus capitalistes, ils seront ensuite les patrons et embaucheront des ouvriers, sachant dorénavant la valeur du travail. Leurs produits seront acheminés aux ports, stimulant ainsi l’économie et un capital commercial qui aideront à leur tour à améliorer les conditions sociales et la colonisation future. Le Canada pourra alors accueillir les milliers de personnes que le pays rejetterait à l’heure actuelle, ces personnes qui, de loques humaines dans le Vieux Monde, deviendront des abeilles travaillantes dans le Nouveau Monde.

Si des mesures adéquates et rapides sont adoptées sur le plan des transports et de l’économie ; si le système pour venir en aide aux émigrants est amélioré ; et si un élan est donné pour stimuler de grands travaux au Canada, je n’ai pas de doute que le Gouvernement pourra alors soutenir directement l’émigration, et les effets seront profitables, soulageant la détresse de l’autre État, contribuant à la mise en place d’un grand système de réformes sociales au Canada tout en développant rapidement son agriculture et ses richesses commerciales. Cela assurerait à l’Angleterre une grande quantité de produits importés, au moment de l’année où elle en aurait le plus besoin.

Je ne m’excuserai point de vous écrire si longuement, puisque vous m’avez demandé de vous donner mon avis sur le sujet ; parce que j’ai aussi patiemment réfléchi à la question, ici, avant d’écrire mes observations et ce, sans le moindre jugement et sans ambition intéressée ; enfin, parce que j’ai pu voir de mes yeux, ici, ces faits qui ne vous ont probablement jamais été détaillés par un témoin aussi entièrement désintéressé.

Veuillez croire, mon cher Sir,

Sincèrement vôtre,

Stephen E. De Vere »