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Une biographie de Stephen De Vere

Stephen De Vere (1812-1904) a été l’un des plus influents observateurs contemporains de l’immigration irlandaise de la Famine de 1847. Il est né au sein d’une famille aristocrate de confession anglo-protestante, qui possédait un grand domaine terrien à Curragh Chase, dans le comté de Limerick. Malgré sa fortune, De Vere s’est montré solidaires aux les Irlandais catholiques qui louaient des parcelles de terrain sur son grand domaine, les aidant à fuir la Grande Faim de 1847 en Irlande. En avril 1847, Stephen De Vere a pris le bateau avec ses anciens locataires, traversant l’océan Atlantique, voulant les aider à se refaire une vie au Canada. Le 30 novembre 1847, il a écrit une lettre de Toronto, à Thomas Frederick Elliot, lui décrivant les horreurs qu’il a vues durant la traversée transatlantique. La lettre que Stephen De Vere écrit en 1847 a eu des conséquences importantes sur les parlementaires britanniques, puisqu’elle a été lue à haute voix par le Secrétaire des Colonies, Earl Grey, à la Chambre des Lords. Elle fut aussi publiée dans le journal parlementaire britannique. C’est encore le plus cité de tous les témoignages contemporains du voyage en mer durant la Famine.

« Le voyage en mer n’en est pas encore rendu à la fin de sa première semaine que l’émigrant n’est déjà plus le même homme. Comment pourrait-il en être autrement? Des centaines de gens pauvres, des hommes, des femmes et des enfants, tous âges confondus, à partir du sénile délirant de quatre-vingt-dix ans jusqu’au tout petit bébé naissant, recroquevillés dans la noirceur, à court d’oxygène, ballotés dans la crasse, ne respirant qu’un air fétide, malades physiquement et aux âmes désespérées; des patients fiévreux étendus aux côtés de passagers en santé sur des lits si étroits qu’ils rendent presque impossibles les mouvements pour tenter de calmer le mal incessant, leurs délires d’agonie perturbant tous ceux qui les entourent, les préparant mentalement à être plongés aussi dans la contagion; des passagers qui survivent sans nourriture ou sans médication, à l’exception de celles offertes par charité humaine, qui meurent sans être apaisés par la grâce spirituelle et qui sont ensuite enterrés dans les profondeurs océaniques en n’ayant pas droit aux derniers sacrements de l’Église. »

Selon son petit frère, Aubrey De Vere, il a lui-même risqué sa vie lorsque :

« il a pris la mer avec un nombre considérable de ses propres employés … sous sa supervision et les conduisant à Québec, partageant les souffrances et les périls avec eux dans la cale d’un bateau bondé. Ceux qui ont pu échapper à la fièvre durant la traversée l’ont souvent attrapé rendu sur le continent, le virus en dormance se développant rapidement une fois l’air frais et la meilleure nourriture retrouvés. C’est comme cela. Ils sont arrivés à Québec en juin 1847. Rapidement, presque tous ceux et celles qu’il avait emmenés avec lui et logés dans une grande et saine demeure sont successivement tombés malades. Pendant huit mois, il a veillé personnellement aux soins des malades, comme s’il avait été un infirmier de l’hôpital… Sa lettre décrivant les souffrances endurées par les immigrants a été lue à haute voix dans la Chambre des Lords par Earl Grey, alors Secrétaire aux Colonies, et ‘ l’Acte sur les passagers ’ fut amendé, améliorant les conditions de la traversée dans les vaisseaux pour émigrants. La plupart des émigrants qui sont arrivés à Québec ont été placés dans des hôpitaux bondés et infectés et y sont morts. C’est impossible de savoir exactement le nombre de milliers d’émigrants qui ont pu être sauvés. »
Tiré de l’ouvrage du frère de Stephen De Vere, « Aubrey De Vere, Recollections of Aubrey De Vere, (Londres, Edward Arnold, éditeur, 1897), p. 253. »

Le témoignage de Stephen De Vere a effectivement été crucial. Il a persuadé les législateurs britanniques à réviser les « Actes sur les passagers » et à améliorer les conditions générales sur les bateaux d’émigrants lors de la traversée de l’Atlantique.

Malgré son influence, le témoignage de De Vere, gardé principalement dans son journal personnel écrit lors de son voyage de l’Irlande au Canada en 1847-1848, est resté assez peu connu. En avril 1847, il a risqué sa vie en voyageant dans la cale de l’entrepont d’un vaisseau transatlantique, accompagné de ses anciens locataires. Il voulait noter l’expérience d’un tel voyage, de ses yeux vus. Il a personnellement emmené avec lui ceux et celles aux prises avec la malnutrition, afin de les relocaliser à London, en Ontario. Il a espéré pouvoir en influencer d’autres, de son rang, à faire de même. Son journal personnel à la couverture en cuir rouge, relate son histoire remarquable. C’est la première fois qu’il est rendu accessible au public, pour les fins de cette exposition virtuelle.

La première entrée de Stephen De Vere, dans son journal personnel, remonte au 1er mai 1847. La seule chose qu’il écrit se résume à ceci : « Pris la mer » ; la deuxième note du journal est écrite le 9 juin. De Vere raconte alors ce qu’il voit à partir du Birman, son bateau : « Le Cap Breton est en vue. Nous avons dépassé les côtes de Terre-Neuve le 3 juin. »

Stephen De Vere commencera à écrire de plus longues notes une fois son bateau pour émigrants, le Birman, arrivé à la Station de la quarantaine de Grosse-Île, au Québec, le 16 juin 1847 :

Arrivé à la Station de quarantaine de Grosse-Île vers 7 heures du matin. Retenu jusqu’au soir pour voir le médecin, alors qu’il nous a inspectés et nous a dit qu’on était en santé – près de 40 bateaux sont retenus ici – des villages de tentes blanches sont disposées sur la plage pour les malades. Environ 150 décès quotidiens. Un navire, le Sisters of Liverpool, est retenu ici. Tous les passagers et les membres d’équipage ont contracté la fièvre. Tout le monde, sauf le Capitaine et une fille, est mort.

Nous sommes retenus près du « Jessy », un bateau qui comptent de nombreux malades. L’eau est couverte de lits. Terribles visions que sont ces bateaux remplis de malades qui débarquent ici, pour ne jamais en revenir. Épouses séparées de leurs maris et enfants séparés de leurs parents. Apprendrons sûrement dans une enquête ultérieure que les ressources manquaient aux agents et que les soins étaient insuffisants. Les soins médicaux sont mauvais. Conduite exemplaire du clergé catholique

Le Birman ayant jeté l’ancre à Grosse-Île, Stephen De Vere est à même de constater le sinistre trafic maritime qui l’entoure. De petits vaisseaux transportant les malades et les morts des bateaux-cercueils jusqu’aux baraques de fortune ou au cimetière de l’île. Ses notes personnelles racontent l’histoire de ces familles brisées, des séparations, des orphelins irlandais privés de leurs parents.

Ayant un sens aigu de l’observation, Stephen De Vere continuera de noter ce qu’il voit, après avoir quitté Grosse-Île et tout au long de son voyage en remontant le Fleuve Saint-Laurent. Il arrive à Québec le 17 juin 1847 et formule une plainte contre le capitaine du bateau. Il lui fait payer une amende 10£ « pour les soins dédiés aux immigrants indigents » et note aussi « qu’Irlandais et Canadiens ne s’aiment pas ».

De Vere débarque à Montréal à 6h00, le 24 juin. Il note ceci : « Plusieurs baraques de fortunes et dispensaires effrayants reçoivent les émigrants qui se meurent, partout en ville. »

Stephen va ensuite habiter en Ontario pendant une année complète, de juillet 1847 à juillet 1848. Il ne va jamais y acheter une ferme près de London, même si c’était son intention initiale. Il a observé attentivement le développement de la colonisation canadienne et les méthodes agricoles de ces contrées alors peu habitées. De Vere est très intéressé par la flore canadienne. Son domaine terrien à Curragh Chase, dans le comté de Limerick en Irlande, habité depuis très longtemps, était constitué principalement de feuillus – c’est aujourd’hui un parc national géré par la République d’Irlande. Le 17 juillet 1847, De Vere est conduit en carriole, de Toronto à Holland Landing. Il note ses impressions à propos des forêts canadiennes et des produits que l’on cultive ici.

À travers les observations de Stephen De Vere, on peut se rappeler les premiers développements de Toronto, les boisés luxuriants faisant progressivement place à la ville. Il se montre très intéressé par les paysages canadiens de l’Ontario en 1847 et 1848. Stephen De Vere note ses observations lors d’un séjour aux Chutes du Niagara, le 25 mai 1848. Plusieurs pages de son journal sont dédiées à son appréciation de l’endroit. Il décrit aussi la vie quotidienne canadienne, des fêtes de Noël jusqu’aux parties de chasse ou à son intention d’acheter une ferme près de London, en passant par la visite qu’il fait chez la Première Nation Munsee-Delaware, près de Saint-Thomas, en Ontario, où il y rencontre le prêtre méthodiste, traducteur, auteur et chef Ojibwa Peter Jones (1802-1856) le 23 juin 1848. Ses sentiments, son emballement devant la beauté de la nature canadienne et ses émotions parcourent toutes les pages de son journal personnel, qui était jusqu’à maintenant encore privé.

En fin de compte, De Vere n’a pas acheté une ferme ou une terre en Ontario. D’autres motifs étaient en cause, pour ce voyage. Il en fait mention à son plus vieux frère, Vere Edmund, le 11 février 1848 :

Dans mes lettres, j’ai volontairement oublié de dire une chose, que tu garderas pour toi seulement. Tu sais que je me pose des questions sur la religion, depuis plusieurs années déjà (8 ou 9 ans). La liberté que me procure ce voyage dans le monde fait en sorte que je ne pouvais plus, en toute conscience, dissimuler les choses & j’ai donc, depuis mon arrivée en Amérique, adopté les préceptes de l’Église catholique. Je ne sais pas si cela se sait ou non, à la maison. Quitter mon propre pays a été une décision qui repose principalement sur le fait suivant : épargner toute souffrance que mon aveu de conversion aurait pu causer à ma mère, et je ne vais pas revenir habiter en Irlande si je sais que ma présence lui causera plus de tort que de bien… Je te laisse la chose entièrement dans tes mains, de le dire ou de ne pas le dire. Fais ce que tu penses le mieux pour ma mère. Si ta réponse n’est pas favorable, je suis décidé à rester en exil, à tout prix. C’est un choix de conscience. Si elle est favorable, comme c’est « functus officis » ici & après avoir fait le bien pour ma terre natale, je suis prêt à y retourner et partager la destinée de la famille, à la maison ; mais je ne vais jamais plus vivre en dissimulant ma foi, une foi qui me donne la force d’endurer souffrances & réconfort, malheurs & privations.

Il n’y a pas d’archives dévoilant la réponse à cette lettre de Stephen De Vere, mais elle doit avoir été favorable, dans les faits, parce qu’il est retourné en Irlande en 1848, comme pratiquant catholique, aidant son frère Aubrey De Vere à se convertir lui-même quelques années plus tard.

Converti au catholicisme et ayant aidé ses anciens locataires à refaire leurs vies en Amérique du Nord britannique, Stephen De Vere ne représente pas le gendre de grands propriétaires terriens irlandais, absents et blâmés pour la souffrance extrême endurée par les Irlandais et Irlandaises au temps de la Famine. De Vere, comme ses archives le montrent, a cependant décidé de ne pas rester en Ontario, là où ses anciens locataires lui auraient manqué « de respect », selon lui ; il écrit : « heureusement que je n’ai pas acheté une ferme en m’attendant à ce qu’ils respectent leur contrat. » Plusieurs de ses locataires l’ont quitté et ont déménagé aux États-Unis. Stephen De Vere ne semblait d’ailleurs pas apprécier beaucoup les Américains. Le 3 septembre 1847 à Rochester, dans l’État de New York, De Vere rédige quelques notes très détaillées sur le sujet.

Plus important encore, il admire d’autant plus les Canadiens qu’il rencontre en Ontario. Il était particulièrement sensible aux gens tels que l’Agent de l’immigration de Toronto, Edward McElderry, ou encore l’Évêque de Toronto Michael Power, qui ont donné leur vie en prenant soin des immigrants irlandais. Il a aussi été témoin de la souffrance extrême vécue par les Irlandais et les Irlandaises de la Famine, en Ontario. Le 20 novembre 1847, il note ceci :

Cette année, une famille du Mayo est aussi arrivée ici dans la plus abjecte des pauvretés. Il s’agissait d’un père, d’une mère, d’un oncle et d’un petit garçon d’environ 12 ans. Ils ont été transférés à Toronto, aux frais du gouvernement. La mère a été emmenée rapidement à l’hôpital en raison d’un fulgurant cancer du sein. Elle est morte rapidement. Le père, l’oncle et le petit garçon ont pris loyer dans une pauvre demeure près de la mienne. Je les ai vus fréquemment et le père se plaignait qu’il avait la dysenterie. J’ai lui ai dit qu’un médecin devrait le voir, mais il m’a dit qu’il était trop pauvre. Il s’est au moins rendu à l’hôpital, mais il y est mort, parce qu’il n’a pas reçu les soins requis au commencement de sa maladie, laissant ainsi 300 souverains, cachés dans un vieux torchon, à son petit garçon. Ce chiffon avait été gardé par la mère pendant tout le voyage, sur sa poitrine, et a été à l’origine du cancer du sein qui l’a tuée.

Le 9 janvier 1848, Stephen De Vere se rend à Port Stanley, en Ontario, et note ses observations :

Il a aperçu un quêteux près d’un pauvre buisson, qui s’en allait au vieux cimetière en transportant trois cercueils (un cercueil pour chacune de ses filles mortes de la fièvre). La peur de la contagion étant si forte, aucun de leurs voisins ne sont allés aux funérailles. Le vieil homme, avec l’aide de sa femme elle-même aux prises avec la fièvre, ont creusé les tombes de leurs filles et les ont enterrées. Dans les jours suivants, la femme est décédée. Le vieil homme est le seul à avoir survécu. Le dernier de sa race.

Ce genre de notes personnelles ne furent pas écrites dans l’intention de les divulguer au public. Elles montrent cependant que les immigrants irlandais de la Famine en Ontario étaient craints et isolés, souvent seuls dans la souffrance.

Stephen De Vere rend aussi hommage aux soignants canadiens. Le 6 novembre 1847, il écrit : « J’ai été consterné d’apprendre le décès du pauvre McElderry, ayant contracté la fièvre à Toronto. » Il a aussi été consterné d’apprendre la mort de l’Évêque Power, même si De Vere avait noté, le 29 septembre : « L’Évêque Power est très malade du typhus. » Il était à Toronto lorsque l’Évêque Power est décédé, le 1er octobre 1847. De Vere lui a rendu hommage, en privé, dans son journal personnel :

Le révérend Michael Power, DD, Évêque catholique de Toronto est mort ce matin.
C’était un humble Chrétien, un homme généreux et noble, gentil et charitable dans ce qu’il y a de plus vrai. En montrant l’exemple, par son esprit de justice, par l’exécution assidue des lourdes tâches qui lui étaient confiées et par sa discipline inébranlable, il avait réussi à organiser un diocèse laissé auparavant à l’abandon. À l’heure où plusieurs membres du clergé tombaient malades, il a tenu à visiter le lit de tous les immigrants malades et mourants, et sa mort, selon la volonté de la Providence, est attribuable à son noble dévouement. Il n’a pas pensé à lui en premier, mais Dieu l’a empêché de vivre plus longtemps sur cette terre. Il ne faisait pas de politique partisane et n’était pas sectaire dans la religion. Il était trop intelligent pour devenir un bigot et trop sage pour faire dans la partisannerie. Il était ainsi respecté et aimé par les hommes de toutes confessions et de tous partis politiques. Puisse Dieu apporter miséricorde à son âme.

Stephen De Vere a été inspiré par les soignants canadiens qui s’occupèrent des Irlandais et des Irlandaises de la Famine, tels qu’Edward McElderry et l’Évêque Michael Power, tous deux commémorés dans l’Ireland Park de Toronto, ainsi que du médecin, le Dr. George Robert Grasett. Il s’est donné la mission de témoigner des souffrances endurées par les immigrants irlandais et d’améliorer leur sort. La célèbre lettre qu’il a écrite et qui a été lue à haute voix dans la Chambre des Lords par Lord Grey, décrivait les horreurs qu’il a vues à bord des bateaux-cercueils. On y voit son élaboration en parcourant les pages de son journal privé et les autres lettres qu’il a écrites à Toronto. Le 12 février 1848, De Vere semble satisfait de la réaction à ses commentaires :

J’ai lu un rapport d’une réunion publique ayant eu lieu à Toronto, adoptant textuellement toutes mes opinions sur la nécessité d’améliorer le système d’immigration. Je suis content de voir que l’opinion publique canadienne soutient mes points de vue sur la question & de voir que le gouvernement anglais s’apprête probablement à les adopter aussi.

En fin de compte, Stephen De Vere a aidé les émigrants irlandais en mer, tout en témoignant aussi de leur souffrance. Avant de retourner en Irlande en 1848, un journal catholique, le Church de Toronto, a pris le soin de le présenter comme « un homme tenace et dévoué ». « À Toronto, il a régulièrement visité les hôpitaux, là où la fièvre et la contagion faisaient rage. Accompagné de l’Agent de l’immigration (McElderry), il est monté sur les bateaux à vapeur remplis de passagers et il a aussi inspecté les baraques de fortune érigées pour les immigrants », écrira, de son côté, le Toronto Patriot, le 23 mai 1848. Le journal The British Canadian, le 20 mai 1848, a noté, de son côté : « À Toronto, ce philanthrope a offert son aide au bureau de l’immigration et a collaboré avec l’infatigable et regretté Mc Elderry, l’accompagnant sur chacun des bateaux à vapeur bondé de cette misérable cargaison, transmettant l’information, tirée de son expérience, ‘aux autorités concernées’. Le journal personnel, et encore jamais publié, qu’a écrit De Vere est une source inestimable de l’histoire de l’immigration des Irlandais et des Irlandaises de la Famine au Canada, ainsi que de leur établissement en Ontario en 1847-1848.